Pourquoi certaines personnes entendent-elles des voix que personne d’autre n’entend ? Pourquoi certaines idées leur paraissent-elles si réelles alors même qu’elles semblent absurdes à leur entourage ? La psychanalyse, notamment avec Lacan, propose une lecture originale de ces phénomènes à travers le concept de forclusion. Ce terme, complexe en apparence, est en réalité fondamental pour comprendre une certaine structure psychique : celle de la psychose.
Dans cet article, nous allons découvrir ce qu’est la forclusion, d’où vient ce concept, comment il se distingue d’autres mécanismes comme le refoulement, et pourquoi il est central dans la clinique psychanalytique. Destiné à ceux qui s’intéressent à la psychanalyse — étudiants en psychologie, passionnés de théorie ou simples curieux — cet article propose une introduction claire et accessible à l’un des piliers de la pensée lacanienne.
Qu’est-ce que la forclusion ? Une première approche
Le mot « forclusion » vient du latin forcludere, qui signifie « exclure de l’intérieur ». En droit, on parle de forclusion pour désigner la perte d’un droit, par exemple lorsqu’un délai est dépassé. Lacan va s’approprier ce terme dans un tout autre contexte : celui de la psychose.
En psychanalyse, la forclusion désigne un mécanisme psychique fondamental. Contrairement au refoulement, qui implique qu’un élément est maintenu dans l’inconscient mais peut ressurgir (comme dans les rêves ou les lapsus), la forclusion correspond à l’exclusion radicale d’un signifiant fondamental du champ symbolique du sujet. Autrement dit, ce signifiant n’a jamais été intégré à la structure psychique : il est « hors langage », et donc ne peut revenir qu’en se manifestant brutalement dans le réel — par exemple sous forme d’hallucination ou de délire.

Contexte historique : de Freud à Lacan
Freud et la psychose
Freud a d’abord abordé la psychose sous l’angle du narcissisme et de la perte de la réalité. Pour lui, dans la psychose, la libido se retire du monde extérieur pour se replier sur le moi. Dans son étude du cas Schreber (1911), il s’interroge sur les délires et propose l’idée que la psychose serait le résultat d’un refus de reconnaître la réalité.
Mais Freud n’a jamais théorisé clairement un mécanisme psychique spécifique à la psychose, distinct de celui du refoulement.
Lacan et l’introduction de la forclusion
C’est Jacques Lacan, dans les années 1950, qui introduit le terme de forclusion dans le champ psychanalytique. Il le fait notamment dans son commentaire du cas Schreber, où il propose que le délire du patient est le résultat de la forclusion du Nom-du-Père. Pour Lacan, cette absence d’inscription symbolique d’un élément fondamental rend impossible la médiation symbolique du réel.
Le Nom-du-Père et la structuration du sujet
Le Nom-du-Père : un signifiant central
Dans la théorie lacanienne, le Nom-du-Père n’est pas simplement le père biologique. C’est un signifiant symbolique qui représente l’instance de la loi, de l’interdiction de l’inceste, de l’organisation du désir. Il joue un rôle central dans la structuration du sujet.
C’est par l’introduction de ce signifiant que le sujet est séparé de la mère et introduit dans l’ordre symbolique — le langage, la culture, la loi.
La forclusion du Nom-du-Père
Dans la psychose, ce signifiant fondamental ne s’est jamais inscrit dans le symbolique du sujet. Il n’a pas été refoulé — il n’a tout simplement jamais été intégré. C’est cela que Lacan appelle la forclusion du Nom-du-Père.
Conséquence : lorsque ce signifiant est sollicité dans la réalité (par exemple lors d’une confrontation à une autorité, à une sexualité adulte, ou à une parole qui engage symboliquement), le sujet n’a aucun moyen de symboliser ce qui se passe. Le réel fait effraction. Et c’est là que surgissent les hallucinations ou les délires.
Forclusion, refoulement, déni : quelles différences ?
Il est utile de distinguer la forclusion des deux autres mécanismes psychiques principaux :
- Le refoulement (propre à la névrose) : un contenu est écarté du champ conscient mais existe toujours dans l’inconscient. Il peut revenir de manière déguisée (rêves, lapsus, symptômes).
- Le déni (souvent lié à la perversion) : une part de la réalité est perçue, mais refusée. Le sujet oscille entre reconnaissance et négation.
- La forclusion (caractéristique de la psychose) : un signifiant symbolique n’a jamais été intégré. Il n’est ni dans le conscient ni dans l’inconscient. Il est hors du champ.
La forclusion produit donc un rapport spécifique au réel. Ce qui ne peut être symbolisé revient… mais dans le réel brut, sans médiation. Cela peut se manifester par des hallucinations auditives, des constructions délirantes ou des ruptures de sens.

Les effets de la forclusion dans la clinique
Des hallucinations au délire
Prenons un exemple : une personne entend des voix qui la menacent ou la contrôlent. Ces voix ne sont pas des souvenirs inconscients qui resurgissent — elles viennent d’un dehors sans médiation symbolique. Elles s’imposent avec violence, comme si le réel débordait les limites du langage.
Le délire, dans la psychose paranoïaque notamment, apparaît alors comme une tentative du sujet pour réintroduire du sens là où il y a eu effraction du réel. Le délire « répare » symboliquement ce que la structure n’a pas permis d’inscrire.
Un autre rapport au langage
Dans la psychose, le langage peut être à la fois désorganisé et omniprésent. Les mots perdent leur fonction de médiation. On observe des néologismes, des associations surprenantes, des ruptures dans le discours.
Des structures, pas des maladies
Pour Lacan, il ne s’agit pas de « maladie mentale » au sens médical, mais de structures du sujet. Névrose, perversion et psychose sont des modalités différentes d’organisation psychique, définies par le type de relation qu’elles entretiennent avec le symbolique.
Pourquoi comprendre la forclusion aujourd’hui ?
Pour les étudiants
La notion de forclusion permet de comprendre comment fonctionne la psychose, non pas comme une pathologie vague ou mystérieuse, mais comme une structure organisée, avec sa logique propre. C’est une clé de lecture précieuse pour aborder les textes lacaniens et la clinique contemporaine.
Pour les curieux
Même en dehors du cadre universitaire ou clinique, ce concept éclaire des phénomènes fascinants. Il invite à réfléchir au lien entre langage, réalité et subjectivité.
Pour le clinicien
Savoir repérer les effets de la forclusion permet d’ajuster sa posture thérapeutique. Il ne s’agit pas de « recadrer » ou de « rationaliser », mais de soutenir une inscription symbolique possible, parfois par le biais d’un travail très lent, très respectueux du rythme du sujet.
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Le concept de forclusion, introduit par Lacan, transforme radicalement la manière dont la psychanalyse pense la psychose. Il ne s’agit pas d’un simple symptôme, ni d’un échec du refoulement, mais d’un vide structural : l’absence d’un signifiant fondamental, le Nom-du-Père.
Cette absence n’est pas un oubli ni un déni : c’est une non-inscription originaire. Elle entraîne un rapport particulier au langage, au corps, à la réalité. Et lorsque le réel fait effraction, le sujet psychotique tente — parfois avec une créativité sidérante — de réintroduire du sens là où il n’y en avait pas.
Comprendre la forclusion, c’est donc mieux comprendre la psychose. Mais c’est aussi mieux comprendre ce que signifie être sujet du langage — ce que signifie être humain.
Pour aller plus loin
Je vous recommande la lecture l’ouvrage de
Jacques Lacan
Le Séminaire, Livre III. Les psychoses

Merci beaucoup pour l’article. Je fais un lien notamment dans une situation professionnelle, dans laquelle j’accompagne un monsieur atteint a priori d’Alzheimer précoce, avec des phases de désorganisation du langage comme vous l’exprimez. J’ai appris par la suite qu’il avait été orphelin, puis avait perdu une nièce de 12 ans il y a peu de temps… Je ne fais ici aucune conclusion de cause à conséquence, mais cela me permet de mieux comprendre, éventuellement « si » tout est lié dans son cas. Merci encore !