Pourquoi désirons-nous ce que nous n’avons pas ? Pourquoi certains objets, certaines personnes, certaines idées exercent-elles sur nous un pouvoir d’attraction aussi mystérieux qu’irrésistible ?
En psychanalyse, ce mystère a un nom : l’objet petit a, ou objet a, concept forgé par Jacques Lacan pour penser la cause du désir.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’objet du désir n’est pas ce que nous cherchons à obtenir : il est ce qui met notre désir en mouvement, ce qui nous manque sans jamais pouvoir être vraiment atteint. C’est autour de cet objet à la fois central et insaisissable que tourne toute la dynamique du sujet lacanien.

Dans cet article, nous allons explorer ce concept aussi essentiel que difficile, en le replaçant dans la structure du sujet, dans la clinique psychanalytique et dans notre culture. Car comprendre ce qu’est l’objet a, c’est comprendre ce qui nous fait désirer, fantasmer, jouir… et parfois souffrir.

L’objet a : un objet qui n’est pas un objet

À première vue, parler d’un « objet » du désir semble simple. On aime quelqu’un, on veut un poste, une reconnaissance, un objet matériel. Mais pour Lacan, ce que nous nommons « objet du désir » n’est qu’un détour, un écran. Derrière cette apparence se cache une structure bien plus complexe.

L’objet a n’est pas un objet réel. Il est ce que Lacan appelle un objet cause du désir : ce qui suscite le désir, ce qui le met en mouvement, sans jamais s’y substituer. L’objet a est, dit Lacan, ce qui manque au sujet pour être complet.

Ce manque n’est pas accidentel, il est structurant. C’est précisément parce qu’il y a un trou dans la structure du sujet – un vide – que le désir peut exister. Le désir ne vise jamais un objet réel, mais tourne autour de ce manque. C’est ce qui distingue le désir du besoin : le besoin se satisfait ; le désir, lui, ne se comble jamais.

Pourquoi « petit a » ?

Lacan utilise la lettre « a » pour désigner cet objet, dans le prolongement de sa notation mathématisée du sujet. Le « a » vient de « autre » (en référence à l’Autre lacanien), mais aussi pour marquer sa petitesse, sa fragmentation, sa non-totalité.

Il s’oppose ainsi au Grand Autre, symbolisé par « A », lieu du langage, de la loi, de la structure. L’objet petit a, quant à lui, n’est pas du côté de la loi ni du symbolique, mais du reste, de ce qui échappe à la symbolisation.

La naissance du désir

La naissance du désir : une perte fondatrice

Le concept prend sa source dans un moment fondamental de la construction du sujet : celui de l’entrée dans le langage. Pour Lacan, devenir un sujet, c’est perdre quelque chose. En accédant au symbolique, l’enfant renonce à une relation fusionnelle avec l’Autre (souvent incarné par la mère) pour entrer dans l’ordre du langage, de la loi, du manque.

Ce renoncement est la condition de l’humanisation. Mais il laisse une trace : un reste non symbolisable, un objet perdu. C’est cet objet que Lacan nomme « objet a ». Il est le produit de la perte, ce qui s’est détaché du sujet pour qu’il devienne un sujet parlant.

Freud avait déjà posé l’idée que le désir était lié à la perte d’un objet primordial (comme le sein, dans la théorie de la frustration). Lacan radicalise cette idée : l’objet n’est jamais perdu parce qu’on l’a eu, mais parce qu’il n’a jamais vraiment existé comme tel. C’est la structure même du langage qui produit le manque, et donc le désir.

Les formes de l’objet a : objets partiels, fragments de jouissance

Dans ses séminaires, Lacan identifie plusieurs formes de l’objet a, en lien avec les pulsions décrites par Freud. Ce sont des objets partiels, détachés du corps, et qui représentent chacun une zone érogène :

  • Le sein : lié à la pulsion orale, c’est l’objet du premier détachement, celui du sevrage.
  • Les fèces : lié à la pulsion anale, associé à l’échange, au don, à la séparation.
  • Le regard : objet de la pulsion scopique, il ne s’agit pas de voir, mais d’être vu.
  • La voix : objet de la pulsion invocante, elle dépasse les mots pour rejoindre la jouissance du cri, du timbre, de la plainte.

Ces objets ne sont pas interchangeables. Ils ne sont pas simplement des parties du corps, mais des éléments perdus, désolidarisés de la fonction biologique, et investis comme fragments de jouissance.

L’objet a est ainsi ce que le sujet cherche sans le savoir à travers ses relations, ses fantasmes, ses créations.

L'objet a et le fantasme

L’objet a et le fantasme : le cœur battant du désir

Lacan formalise le fantasme à travers une structure : $◊a (le sujet barré en relation avec l’objet a). Cette formule condense une idée essentielle : le fantasme est le cadre qui soutient le désir, en mettant en scène le sujet avec son objet cause.

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Mais attention : le fantasme ne montre pas ce que le sujet veut, il montre ce qui fait fonctionner son désir. C’est une scène imaginaire, souvent inconsciente, qui organise sa jouissance.

Prenons un exemple courant : un sujet désire une personne « idéalisée ». Ce n’est pas la personne réelle qu’il cherche, mais quelque chose d’autre qu’il projette sur elle : une trace d’un manque primordial, un objet a qui se faufile sous les traits de l’amour.

C’est pourquoi l’objet a est si puissant dans le fantasme amoureux, dans l’art, dans le désir de savoir, dans l’acte créatif : il soutient une tension, un mouvement vers un objet jamais tout à fait réel.

L’objet a dans la clinique : névrose, perversion, psychose

L’objet a est au cœur de la clinique lacanienne. Sa place varie selon les grandes structures cliniques :

Dans la névrose (hystérie, obsession)

Le sujet évite ou met à distance l’objet a. Il en fait l’objet d’un manque, souvent idéalisé, inatteignable. L’objet est toujours ailleurs, ce qui relance sans cesse le désir.

Exemple : une patiente hystérique qui ne cesse de désirer un homme inaccessible, mais perd tout intérêt dès qu’il se montre disponible.

Dans la perversion

L’objet a est mis en scène. Le sujet pervers se positionne souvent comme objet a pour l’Autre. Il manipule l’objet, cherche à en contrôler la jouissance.

Exemple : le fétichiste qui érige un objet partiel (un soulier, une texture, un son) en objet de jouissance absolue.

Dans la psychose

L’objet a peut apparaître de manière brute, sans médiation symbolique. Il peut envahir le sujet, provoquer des hallucinations, des débordements de jouissance.

Exemple : une voix persécutrice dans la schizophrénie qui s’impose au sujet sans qu’il puisse la situer comme étrangère.

Dans toutes ces structures, l’objet a permet de lire comment le désir, la jouissance et la perte s’articulent.

L'objet a dans la culture

L’objet a dans la culture : ce qui fascine et échappe

Ce concept lacanien dépasse largement le cadre de la cure analytique. Il se retrouve dans l’art, le cinéma, la publicité, le mythe, l’amour

Au cinéma

Lacan aimait citer Hitchcock. Le fameux MacGuffin, cet objet souvent inutile mais qui fait avancer l’intrigue, ressemble beaucoup à l’objet a : on ne sait pas vraiment ce qu’il est, mais tout tourne autour de lui.

Dans Vertigo, par exemple, le héros poursuit une femme morte à travers une autre. Ce n’est pas une personne qu’il aime, mais une image, une incarnation d’un manque.

En amour

L’objet aimé n’est jamais « juste » une personne. Il est le support de projections, le porteur d’un objet a que l’on croit retrouver. Le sujet aime souvent ce qu’il croit avoir perdu, non ce qui est là.

Dans la création

L’artiste ne crée pas pour produire un objet, mais pour faire surgir quelque chose de cette perte. L’art tente de cerner ce qui échappe, ce qui manque.

Ce que ce concept nous apprend sur nous

Comprendre ce concept, c’est accepter une idée difficile, mais libératrice : le désir ne se satisfait pas, il se soutient du manque.

C’est parce qu’il y a un vide, une perte, un objet introuvable, que nous cherchons, que nous créons, que nous désirons. L’objet a est ce point d’énigme qui fait de nous des sujets désirants, des êtres inachevés, en mouvement.

Il nous rappelle que l’être humain n’est pas défini par ce qu’il possède, mais par ce qui lui échappe.

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Désirer ce qui nous manque

L’objet a n’est ni un objet à posséder, ni une clé du bonheur. Il est ce qui fait trou, ce qui résiste, ce qui nous anime. En ce sens, il est le noyau du sujet, toujours en décalage avec le réel.

Dans un monde saturé de consommation, où l’on nous pousse à remplir tous nos désirs, l’enseignement de Lacan sur ce concept est plus que jamais d’actualité : ce qui nous fait vivre, ce n’est pas ce que nous obtenons, mais ce que nous cherchons à travers le manque.

Pour aller plus loin

Je vous recommande la lecture l’ouvrage de
Juan-David Nasio
Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan

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