Le mot fantasme suscite aussitôt fascination et interrogation : rêve éveillé, image désirée, construction imaginaire… Mais en psychanalyse, il désigne bien davantage que ces notions courantes : il agit comme structure invisible de la subjectivité, médiateur entre pulsions, réalité, langage. Bien qu’exploré à l’origine par Freud, le concept a été repris, nuancé, réinterprété par plusieurs auteurs, ouvrant une vision plurielle et complémentaire. Nous partirons de Freud, explorerons Klein, Lacan, puis aborderons Laplanche, Green, Anzieu, avant de proposer quelques perspectives cliniques contemporaines.
Aux origines du fantasme : Freud et la genèse de la notion
La découverte freudienne
Pour Freud, le fantasme est d’abord un événement psychique où se jouent intensément les pulsions, en relation avec la réalité héritée du développement infantile. Dans ses travaux sur l’hystérie et la névrose d’angoisse, il distingue fantasme de scène et souvenir réel : chez l’“homme aux loups”, le fantasme d’une scène de séduction marque l’expérience affective inconsciente, plus que l’événement supposé en lui-même. Le fantasme ne décrit pas une réalité objective ; il la structure et la rend signifiante pour le sujet.
Fantasme originaire et inconscient
Vers la fin du XIXᵉ siècle, Freud introduit l’idée d’un fantasme originaire — par exemple un scénario de castration ou de séduction — considéré comme transindividuel, partagé et hérité collectivement. Ce fantasme joue un rôle structurant pour l’inconscient : il constitue un point d’appui transformatif entre pulsion, langage et symbolisation.
Dans Trois essais sur la théorie sexuelle, le fantasme intervient comme condition de possibilité de fantasmer : c’est le point de départ des productions oniriques et symptomatiques. Il est aussi une voie royale vers l’inconscient, nous ouvre les logiques du désir et de la formation du sujet.
Mélanie Klein : fantasmes internes et relations d’objet
Fantasmes primaires chez l’enfant
Pour Klein, le fantasme (ou en anglais phantasy) est un contenu fondamental, inconscient, présent dès l’enfance la plus précoce. Ce fantasme primaire consiste en représentations intériorisées de la sphère relationnelle et pulsionnelle, souvent agressive ou anaclitique. Ces fantaisies forgent les relations d’objet internes, structurant la psyché avant tout apprentissage symbolique.
Fonction défensive et symbolisante
Ces fantasmes répondent à des pulsions (détruire, dévorer, aimer) mais aussi à l’angoisse liée à la relation à l’objet, à la perte, à la frustration. A travers eux, l’enfant tente de maîtriser l’angoisse, de symboliser ses désirs et inquiétudes internes. Dans la position schizo-paranoïde, le fantasme fonctionne comme défense primitive ; dans la position dépressive, il ouvre un chemin vers la réparation, l’intégration de l’objet “tout bon” et “tout mauvais”.
Les fantasmes infantiles sont ainsi à la fois des fantasmes de contenu (mourir, tuer, dévorer) et des fantasmes de relation (être aimé, être quitté). Ils renvoient à des conflits internes fondamentaux.

Jacques Lacan : fantaisie, désir et structure
Fantasme fondamental et structure du désir
Lacan redéfinit le fantasme comme cadre structurant du désir, et non comme simple contenu. Sa formule canonique, « $ ◊ a », désigne le fantasme tel qu’il articule la présence du défaut (du manque à être) à la jouissance — le petit “a” représentant la cause du désir. Il fonctionne comme une mise en scène, un écran qui soutient la jouissance sans pour autant la dévoiler totalement. Ce dispositif protège le sujet du Réel en donnant accès au Symbolique.
Dans ce cadre, fantasme ne désigne ni un scénario parasitique ni un leurre : c’est l’architecture même du désir subjectif.
Névrose et perversion
Selon Lacan, le fantasme permet au névrosé de maintenir une distance à l’objet : il structure le désir mais l’en protège. Pour le pervers, en revanche, le fantasme se substitue à la réalité : c’est le fantasme qui devient modalité directe de la jouissance, sans médiation symbolique. On pourrait dire que le fantasme ici “performe” la réalité.
Dans la cure
En psychanalyse lacanienne, le patient est invité à traverser son fantasme, c’est-à-dire dépasser la mise en scène qui ordonne sa relation à l’objet. Ce passage est une dimension centrale de l’effectivité de la cure : l’amener progressivement à reconnaître et assumer la structure fantasmique dit quelque chose de sa position fondamentale au monde.
Perspectives alternatives : Laplanche, Green, Anzieu
Jean Laplanche : fantasme et énigme sexuelle
Laplanche pointe l’importance du message énigmatique parental dans l’élaboration du fantasme infantile, que l’enfant traduit en fantasmes liés à la séduction généralisée. Le fantasme est ici un effet de traduction d’un message archaïque et indéchiffrable, qui crée un surplus de sens surnuméraire à l’exigence pulsionnelle. Porté par cette énigme, l’enfant transforme, invente, reproduit à travers ses fantasmes un dialogue inconscient avec un adulte mystérieux.
André Green : fantasmes creux et négativité
Green a mis en évidence, dans l’autisme et les états limites, le fantasme vide. Privé d’elle-même, la représentation imaginaire s’effondre. Chez ces sujets, le fantasme ne structure plus ni la relation, ni la jouissance, ni la narration d’un sujet. Ce sont des fantasmes négatifs, marqués par la forclusion, l’effacement de l’objet, la désillusion de l’imaginaire. On y repère une absence de jeu fantasmatique, et à la place, une zone vide où l’image psychique s’effondre.
Didier Anzieu : fantasmes et enveloppes (Moi-peau)
Anzieu propose le concept de Moi-peau, pour désigner une enveloppe psychique sensorielle, corporelle et fantasmatiquement saturée : fantasmes tactiles, sensuels, liés à la caresse, à la robe, à la barrière psychique. Le fantasme se modèle ici en carte sensorielle de l’enveloppe psychique, un lieu d’échange entre subjectivité et palpabilité, entre sensorialité et représentation.

Dans la clinique contemporaine
Allié ou résistance dans la cure ?
Dans la cure, le fantasme peut apparaître comme une résistance : c’est un scénario que le sujet rejoue, répète, se met en scène, comme pour maintenir un équilibre psychique connu. Mais il peut aussi être un allié : lorsqu’il est nommé, exploré, décodé, il devient porte d’accès à l’inconscient, moment qui révèle les désirs, les trous du Symbolique et du Réel.
Par ses transformations successives, il sert de fil rouge, plus ou moins conscient, à la vie psychique du sujet. Il constitue la pièce maîtresse du dispositif analytique.
À l’ère numérique
Notre époque hyperconnectée et hyper-réelle reconfigure les modalités du fantasme : images pornographiques, réseaux sociaux, avatars, objets technologiques… Le fantasme n’en est pas vidé ; au contraire, il se modifie, émiette, se fragmente. Il court après des images, des stimulations, des expériences, tout en étant parfois détruit par l’excès d’images. Mais s’il reste central — la libido n’a pas disparu — il est altéré : les scénarios fantasmiques sont plus mouvants, plus diffus, plus soumis à l’économie de l’image et du spectacle.
Études de cas cliniques
Une patiente névrotique
Mme A. répète dans ses séances le même fantasme : être kidnappée puis sauvée par un homme. Freud dirait qu’il renvoie à une scène primitive de séduction ; pour Lacan, ce serait une mise en scène structurante de son désir. À travers l’analyse, on découvre que ce fantasme permettait à Mme A. de vivre la dépendance affective tout en la maintenant à distance : elle créé le lien désiré, mais encadré, protégé.
Un adolescent en crise
Un jeune patient en souffrance limite se replie dans un vide total fantasmé : l’absence d’image, l’effacement psychique. Green parlerait d’un fantasme creux ; Anzieu évoquerait une défaillance de Moi-peau. Le travail de la cure vise à reconstruire un enveloppe imaginaire autour de l’expérience affective — appelé aussi tissu fantasmatique.
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ce concept apparaît comme une réalité multiple, riche, pensée et approfondie — tantôt format symbolique, tantôt enjeu imaginaire, tantôt structure de jouissance. Que ce soit chez Freud, Klein, Lacan, Laplanche, Green ou Anzieu, se dégagent deux constantes : le fantasme structure la subjectivité, il est aussi outil clinique essentiel.
À travers son étude, le psychanalyste trouve les fils concrets du désir, de la souffrance, de l’histoire. Le fantasme reste un pivot entre engagement pulsionnel, langage et lien au monde, jeu permanent de distance et d’intensité, de rupture et de vie.