Il arrive qu’un regard s’attarde, qu’un mot vibre autrement, qu’un objet devienne irremplaçable. Là, sans bruit, la libido s’est posée. Ce n’est pas l’amour, pas encore. C’est ce mouvement plus vaste, plus fondamental, par lequel le psychisme accroche son énergie au monde : l’investissement libidinal.
Dans le langage courant, le mot « libido » évoque le désir sexuel. Dans le champ psychanalytique, il s’agit d’une notion bien plus large, bien plus radicale : la libido est l’énergie psychique d’origine pulsionnelle, par laquelle le sujet s’attache à des objets, des images, des mots, des êtres — à tout ce qui fait monde pour lui. L’investissement libidinal désigne ce processus fondamental par lequel cette énergie se déploie, se fixe, se retire, circule ou se bloque.
Le concept, introduit par Freud au cœur de sa métapsychologie, irrigue toute la théorie psychanalytique : du narcissisme à la sublimation, de l’amour à la psychose. Mais que signifie réellement « investir libidinalement » un objet ? Comment cette énergie s’articule-t-elle à l’économie psychique du sujet ? Et que se passe-t-il lorsque l’investissement échoue ou se dérègle ?
C’est à ce parcours que nous vous convions : une traversée de la notion d’investissement libidinal, entre topique, économie et dynamique, entre Freud et ses héritiers, pour mieux comprendre ce lien invisible mais essentiel qui noue le sujet à son monde.
Aux origines du concept : la libido selon Freud
De la sexualité infantile à l’énergie psychique
Freud introduit le terme de libido dès ses premiers travaux sur l’hystérie et l’étiologie sexuelle des névroses. Mais c’est dans les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) que la libido prend toute sa portée : elle est l’énergie des pulsions sexuelles, comprise dans un sens élargi. Il ne s’agit pas uniquement de la sexualité génitale adulte, mais de l’ensemble des formes que peut prendre le désir — dès l’enfance et bien au-delà du biologique.
Rapidement, la libido devient le moteur général de la vie psychique. Freud oppose cette énergie libidinale aux pulsions d’autoconservation, puis plus tard aux pulsions de mort (Au-delà du principe de plaisir, 1920). La libido devient alors une force structurante, à la fois vitale, érotique, imaginaire, sociale — et parfois destructrice.
Investir, c’est lier : naissance du concept d’investissement
Mais que fait cette libido, concrètement ? Elle s’attache à des représentations, des objets, des idéaux. C’est ce mouvement que Freud appelle « investissement » (Besetzung en allemand). Il s’agit du processus par lequel une certaine quantité d’énergie psychique est liée à une représentation. L’investissement libidinal, c’est donc l’acte par lequel la libido donne forme au monde interne : elle choisit, elle colore, elle amplifie ou elle refuse.
Tout objet d’amour, toute valeur, tout symptôme, est le résultat d’un tel investissement. Et inversement, la souffrance psychique provient souvent d’un désinvestissement, d’un blocage ou d’un surinvestissement. L’économie psychique se joue là : dans les flux invisibles de la libido qui vont, viennent, se retirent ou se transforment.

Investissement libidinal et appareil psychique
Moi, objets, idéal : les zones d’investissement
Freud distingue deux grands types d’investissement : l’investissement d’objet, où la libido se porte sur un être extérieur (personne aimée, idéal, activité), et l’investissement du moi, où la libido est tournée vers le sujet lui-même — c’est le narcissisme.
Ces investissements peuvent se déplacer, s’échanger : le sujet peut retirer sa libido d’un objet perdu pour la replier sur son moi (deuil, mélancolie), ou inversement projeter vers l’autre une part de lui-même (transfert). L’amour, le symptôme, l’angoisse, sont autant de formes d’investissement.
Le Moi, dans cette perspective, n’est pas un centre stable mais une construction énergétique. Il est ce qui reçoit, oriente, module la libido. L’Idéal du Moi, quant à lui, peut être l’objet d’un surinvestissement, moteur de sublimation ou de souffrance.
Clinique de l’investissement : névrose, mélancolie, perversion
Dans la névrose, l’investissement libidinal se heurte à l’interdit, au refoulement. La libido est empêchée, mais ne disparaît pas : elle se déplace, se déguise, crée des formations de compromis. Le symptôme est un investissement substitutif : là où l’objet direct est interdit, une figure détournée reçoit l’énergie libidinale.
Dans la mélancolie, le sujet vit un désinvestissement brutal d’un objet d’amour. Mais au lieu de détourner la libido, il l’introjecte, l’investit dans une auto-dépréciation du moi. Le Moi devient le lieu d’un retournement pulsionnel, d’un surinvestissement mortifère.
Dans la perversion, c’est un objet partiel, souvent fétichisé, qui concentre l’investissement libidinal. La perversion est une fixation : une scène, un objet, une pratique deviennent l’unique voie d’expression de la libido, au détriment de sa fluidité.
La libido à l’œuvre : économie psychique et pulsion
Une économie de la liaison
L’investissement libidinal n’est pas un choix conscient. Il répond à une logique d’économie pulsionnelle : comment l’énergie circule-t-elle ? Où se fixe-t-elle ? Quels circuits trouve-t-elle pour se décharger, se lier, se symboliser ?
Freud distingue la liaison (Bindung) et la décharge (Abfuhr). Un bon investissement est un investissement lié, symbolisé, articulé à une représentation. À l’inverse, une énergie non liée peut engendrer angoisse, acting out, somatisation.
Le but du travail analytique, dans cette optique, est de lier ce qui était resté libre : de faire passer la libido du somatique au psychique, de l’agir au langage.
Compulsion de répétition et fixation de la libido
Lorsque l’investissement ne peut se déplacer, il se fixe. C’est ce qu’on observe dans la compulsion de répétition : une même scène, un même scénario, revient, s’impose, comme si la libido cherchait à rejouer une perte non résolue.
Freud parle alors de fixation libidinale : un stade du développement (oral, anal, phallique) ou un type d’objet deviennent des points de gel, des nœuds d’impossibilité. La névrose obsessionnelle, par exemple, est souvent traversée de telles fixations.
La répétition, alors, devient un mode de gestion d’un investissement qui ne peut se lier autrement. L’analyse devra en dénouer les fils.

Relectures et prolongements
Lacan : du signifiant au manque
Chez Lacan, le concept d’investissement est reconfiguré à partir du langage. Ce n’est plus l’énergie qui compte, mais le désir en tant qu’effet du signifiant. Pourtant, l’idée d’un lien entre libido et objet demeure : l’objet a, ce résidu de jouissance, est ce qui reste d’un investissement impossible à symboliser.
Lacan propose aussi une lecture du désinvestissement dans la psychose : la forclusion du Nom-du-Père empêche la structuration symbolique de l’investissement. L’objet reste réel, intrusif, hallucinatoire.
André Green : le négatif, le contre-investissement
André Green prolonge la réflexion freudienne dans une perspective topique et économique. Il insiste sur le contre-investissement : lorsque la libido menace d’envahir le moi, celui-ci déploie un barrage énergétique pour s’en protéger. Cela peut mener à des états d’inhibition, de vide, d’état limite.
Green décrit aussi des pathologies du désinvestissement : l’objet désafférenté, sans valeur psychique, le trou noir du non-sens, ces zones d’inanimé psychique que l’on rencontre parfois dans certaines dépressions ou états narcissiques graves.
Investissements sociaux et culturels
La libido ne se limite pas à l’amour ou à la névrose. Elle est aussi ce qui structure notre rapport à la culture, au politique, au collectif. Freud l’avait déjà pressenti dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921) : l’identification à un chef, la ferveur d’un groupe, sont des formes d’investissement libidinal partagées.
La sociologie critique (Marcuse, Reich), la philosophie (Deleuze et Guattari), ont exploré ces dimensions : comment la libido s’investit-elle dans la consommation, le numérique, le pouvoir, l’image de soi ?
L’investissement libidinal est un fil rouge de la psychanalyse. Il relie le sujet à ses objets, à son histoire, à ses symptômes, à ses idéaux. Il est ce mouvement silencieux mais décisif par lequel nous disons : « ceci m’importe », « ceci me touche », « ceci m’anime ».
Comprendre l’investissement libidinal, c’est entrevoir que la libido n’est pas un surplus d’énergie sexuelle, mais le tissu même de notre vie psychique. C’est aussi prendre la mesure des drames et des beautés qui naissent quand elle se retire, se fixe, s’égare ou se transforme.
Au fond, chaque relation, chaque mot, chaque œuvre, chaque rêve est une mise en jeu de libido. Et dans cette danse du désir et du retrait, du lien et du manque, du trop et du rien, se dessine notre être au monde.
Et peut-être est-ce là, dans ce mouvement d’attachement invisible, que gît la vérité la plus profonde du sujet : aimer, c’est investir. Mais investir, c’est aussi risquer de perdre.